En ces temps délicats où il convient d’être attentif.ve à soi et aux autres, nous avons convié plusieurs artistes à proposer une action/réflexion artistique au départ de notre situation commune de confinement et de ses conséquences sur la notion d’espace public.
Ondine Cloez est une chorégraphe et performeuse bruxelloise. Son regard singulier donne à voir des choses qu’on ne voit pas toujours, à priori. Sa première pièce, Vacances vacance, parle du vide, de la vacance, et du fait de ne pas être tout à fait là où nous sommes attendus.
Ondine nous propose une balade à travers Laeken, au sortir du confinement. Au départ de la sonnerie d’une l’école vide, nous partons le long du canal, nous suivons des trottoirs, des murs, mais surtout nous découvrons un espace urbain végétal où se mêlent des dizaines d’essences qui ont pu se déployer pendant les longues semaines de calme. Ondine décale notre regard sur cette ville qui se réveille, florissante, et nous propose de percevoir les légers changements amenés par le confinement.
Promenade confinée
C’est une promenade qui traverse Laeken, où j’habite. J’ai parcouru cette boucle des dizaines de fois. Le silence qui y régnait au tout début a peu à peu été recouvert par les bruits de la ville. J’aurais aimé enregistrer ces étranges silences citadins mais au moment où j’ai pris mon zoom, ils avaient déjà disparu. La promenade était la même. Ce qui avait retenu mon attention était toujours là. La promenade n’a plus le même caractère qu’il y a deux mois mais les plantes qui la jalonnent y sont toujours. Les multiples et minuscules témoins de ce changement de volume sonore. Certaines ont disparu, entre temps d’autres ont fleuri, d’autres ont fané. Elles se sont étalées, ont été touchées par des maladies, envahies pas des pucerons. Les odeurs ont un peu changé. Mais finalement elles n’ont pas bougé.
Maintenant nous allons traverser des parcs, des bois, nous allons voir des canards et des rats, Il y aura peu de bruit, peu de voitures, peu de cris, peu d’avions.
La promenade peut commencer à 11h40.
Vous vous tenez devant l’Athénée Marguerite Yourcenar. Si vous avez respecté les horaires, vous entendez une sonnerie, assez courte, quelques secondes. Elle indique le début ou la fin d’un cours. Mais, bien sûr, il n’y a personne dans la cour. Pas d’élèves. Où sont ces personnes adolescentes ? Elles sont à la maison ou entre ami. Peut-être se promènent-elles le long du canal. Peut-être connaissent-elles une promenade qui dure le temps de la pause de midi, en partant à l’heure, elles seront rentrées à 13h30. Elles mangeront en marchant.
C’est cette marche que nous allons faire. La cour est vide, on la voit au travers des grilles. Vous quittez cet endroit un peu trop calme, vous prenez la direction Nord-Est jusqu’à arriver au Canal. Vous le longez. Vous allez le longer longtemps. Gardez toujours le canal sur votre droite.
Arrivée au premier carrefour, Outre-Ponts. Il y a quelques voitures qui passent, deux ou trois. Il n’y a pas de camions. Derrière vous, des entreprises de béton arrêtées. De l’autre côté, des tas de ferrailles. Sous un des tas il y a un tramway. Sur votre gauche la Cathédrale Notre Dame de Laeken. Faites attention en traversant car le pont forme une petite montagne et si une voiture électrique arrivait, vous ne la verriez pas, vous pourriez vous faire renverser. Attendez bien que le piéton soit vert pour continuer.
Vous avez traversé le passage piéton et vous êtes devant un gros buisson aux fleurs rose pâle. C’est un Rosa Canina, un rosier des chiens. Il s’étend sur plusieurs mètres, vous le longez.
L’eau est toujours sur votre droite, elle est opaque et bien en dessous de vous. Si vous vous penchez légèrement, vous verrez peut-être des rats flotter. Ils sont morts et ils flottent, le ventre gonflé, les pattes avant comme jointes, comme s’ils faisaient la planche. Ils se sont fait expulser des égouts hier, il n’avait pas plu depuis des semaines, les égouts se sont trop remplis et ils ont fini leur vie dans le canal, car comme dirait Monsieur Hermann, capitaine de port: « Pour votre information, ce genre de scénario se produit surtout après de fortes pluies, quand les égouts ne peuvent plus absorber le volume d’eau et qu’ils débordent dans le canal (c’est toujours mieux que dans les rues !) ».
Reprenez votre route, suivez la ligne de platanes. Passez sous le pont de chemin de fer. Juste après regardez vers la droite : il y a un pêcheur. Descendez les six marches et mettez-vous au même niveau que lui. Vous êtes plus proche de l’eau. Vous êtes maintenant à quelques mètres de l’eau, vous êtes descendu·e. La ville, les routes, les voitures, les vélos ne voient que votre tête qui dépasse. Vous marchez sur un mélange de sable et de cailloux, de la poussière se soulève derrière vous. A gauche de vos pieds, dans l’angle entre le mur en briques et le sable : pissenlits, buphtalmes à feuilles de saule, plantains, anémones sauvages, oxalys à petite corne.
Au deuxième étage mais plus loin (il y a un trottoir parallèle à votre chemin, de l’autre côté de la route, personne n’y marche jamais). D’ailleurs vous ne vous en apercevez pas, mais le chemin sur lequel vous marchez actuellement descend très légèrement. Si légèrement qu’avant que vous ne vous en rendiez compte, ce qui était le deuxième étage est maintenant hors de portée de votre vue, le mur qui faisait seulement un peu plus d’un mètre fait désormais plusieurs mètres. Car le deuxième étage est incliné, mais vers le haut. Si bien que pendant que vous vous rapprochiez du canal qui est maintenant à moins d’un mètre – alors qu’au début de la promenade il était à huit mètres en dessous de vos pieds –, la route est maintenant quatre mètres au-dessus de vous. Et sur cette route se trouvent toujours, même si vous ne les voyez plus : coquelicots, pieds d’alouette, marguerites communes, centaurées, bourraches. Au deuxième étage, les fleurs sont plus grandes, elles prennent plus d’espace sur le trottoir peu utilisé.
A la bitte d’amarrage 35c, tournez la tête vers la diagonale droite. Vous verrez, côte à côte, deux arbres de la même taille, peut-être du même âge mais de nature tout à fait opposée. Tout diffère: couleur, forme, densité, feuillage.
Un petit peu plus loin, un mur végétal. Puis un deuxième.
Quand vous voyez la famille de canards dans l’eau, montez les escaliers, faites demi-tour, contournez divers haies et buissons – de ce genre qu’on installe en ville pour ne pas avoir à trop s’en occuper. Prenez encore les escaliers et refaites demi-tour. Vous êtes revenu·e dans le sens de la marche.
Un autre pont vous attend, un embranchement chaotique avec tramways, bus, camions et voitures. Vous avez de la chance de le voir si calme. Ça n’arrivera plus. Continuez encore tout droit, jusqu’à ce que vous vous retrouviez le visage à seulement un ou deux mètres de la cime des arbres. Le canal est descendu, vous êtes remonté·e.
Évidemment le canal n’est pas descendu, vous, par contre, n’avez pas cessé de descendre et de monter. Et votre point de vue aussi. De dessus, de dessous, de côté : vous regardez rarement à hauteur de vos yeux.
Après la lavande et les graminées, prenez le passage piéton et entrez dans le bois. C’est un bois étroit, entre deux voiries, que vous allez traverser pendant une quinzaine de minutes. Il commence comme un chemin étroit et s’élargit au fur et à mesure. Quand la piste cyclable le quitte, vous verrez un groseillier sur la gauche. Puis des parterres d’orties, des parterres de ronces, de lierre. Au milieu de ces plantes couvre-sol : de l’éclaire, du lierre terrestre, de la bourrache sauvage, des fougères. En haut, beaucoup de fleurs de sureau.
Au milieu de ce bois vous verrez une culture de plantes aquatique, c’est un joli point de vue, elles s’étalent sur plusieurs dizaines de mètres et sont recouvertes par des filets en forme de tunnel, alors que la perspective finit sur, justement, un tunnel.
Si les groseilles sur le côté sont mures et que vous arrivez à les atteindre, goutez-en quelques-unes.
Au bout de ce bois vous longez un jardin composé principalement d’érables et de rhododendrons. Ils sont en fleurs. Au bout, traversez les lupins et longez la végétation de sous-bois entre le mur et le trottoir. C’est un nouveau mur. Le mur que vous aviez sur votre gauche depuis trente minutes délimite une seule propriété que vous avez longé sans songer un seul instant que vous contourniez une propriété royale.
Vous longez donc maintenant un nouveau mur sur une centaine de mètres et arrivez à l’entrée d’une prairie faite de trèfles, renoncules, lierres terrestre, graminées, pâquerettes. Elle est coupée à ras. Devant vous des collines aux sommets arrondis. Une vallée à traverser. Elle est de taille réduite, vous n’aurez pas besoin de plus de quelques minutes pour cela.
Longez le chemin de fer et les pulmonaires, orties, bardanes, alliaires, tanaisies. Arrivé·e en bas tournez la tête sur la droite : c’est l’Atomium.
Vous rentrez par une grille dans un jardin, une autre prairie, mais en partie non taillée. Longez les rhododendrons fanés. Vous allez traverser une sombre forêt de pins, marronniers, ifs, robiniers, peupliers. Le sol est presque entièrement recouvert de lierre.
Passez par le petit tunnel et remontez le verger jusqu’à passer entre les rhododendrons et les poiriers, continuez votre ascension et rendez-vous au jardin du fleuriste. Mélisse, buis, cerfeuil musqué, véroniques, échinacées, lys des crapauds, hortensias, euphorbes, primevères, muguet, anémones, callune, bruyères, nigelles, camélias, lavande, géranium sauvage, et bien d’autres fleurs encore.
Retrouvez le mur royal de l’autre côté de la route et passez par le petit chemin boisé. A la grille, tournez à droite et descendez la rue jusqu’à Notre Dame de Laeken. Ne marchez pas sur l’angélique, les pissenlits, la laitue sauvage, les coquelicots qui poussent sur le trottoir.
Au cimetière, longez son mur pour vous retrouver derrière l’église. Un couple de faucons pèlerins s’y est installé
Prenez la rue du champ de l’église et continuez tout droit jusqu’à la place de la maison rouge. Rejoignez la place des justes et asseyez-vous au pied d’un des deux platanes. Au niveau de votre visage : coquelicots, mauves, marguerites communes. Les platanes sont là depuis plus d’un siècle et la promenade a duré moins de deux heures.
La sonnerie de l’Athénée retentit.
Il est 13h30.
Ondine Cloez
Mai 2020
Cela fait 10 ans que le CIFAS s’intéresse au travail artistique dans l’espace public. Nous investissons la ville comme espace ouvert de réflexion et d’action, en y organisant des ateliers, des débats et des interventions artistiques.
Dans cet espace public, le rôle de l’artiste est complexe et varié : offrir de nouvelles perspectives esthétiques, créer du lien social, réinventer les spectateur·rice·s, contribuer au renouveau urbain… Les stratégies artistiques à y déployer rencontrent des nécessités et des contraintes bien différentes des espaces habituellement réservés à l’art (salles de théâtre ou d’exposition).
Aujourd’hui, avec la crise liée à la propagation du Covid-19, l’espace public est mis à mal : il n’est plus possible de se déplacer, se croiser, se côtoyer ou se réunir. Choc social que nous vivons chacun·e confiné·e·s dans nos sphères privées. Alors comment faire de l’art à l’heure où chacun·e craint pour sa santé et celles de ses proches, et se demande quand et comment il sera possible de retrouver une vie urbaine? Existe-t-il un art du confinement ? Quelles stratégies artistiques inventer pour continuer de créer dans ces conditions ? Qu’est devenu l’espace public aujourd’hui ?
En ces temps délicats où il convient d’être attentif.ve à soi et aux autres, nous avons convié plusieurs artistes à proposer une action/réflexion artistique au départ de notre situation commune de confinement et de ses conséquences sur la notion d’espace public.